« L’utopie néolibérale d’un marché pur et parfait suppose la destruction de toutes les résistances collectives. Elle conduira à un monde darwinien où tous luttent contre tous. Et pourtant le passage au libéralisme s’accomplit de manière imperceptible, comme la dérive des continents. » Pierre Bourdieu (1)
J’en ai mare d’entendre parler des « marchés » comme d’une mystérieuse entité. On entend à longueur de journée : « Les marchés s’affolent », « Les marchés sont inquiets », « Les marchés plongent », etc. Mais qui se cache derrière le terme marché ? Sommes nous donc trop bêtes pour comprendre ?
Pourtant, derrière le mot « marché », il y a des investisseurs qui représentent les grandes banques d’affaires, les fonds de pension, des caisses de retraite, des compagnies d’assurances, etc. Ce serait plus simple si au lieu de marché on nommait ces investisseurs. Pourquoi ne les nomme-t-on pas ? Probablement parce qu’en restant dans le flou, on nous trompe plus facilement sur la portée du désastre financier et sur l’immense pouvoir de cette minorité d’investisseurs sur l’économie mondiale et par conséquent sur notre vie. Le manque de décisions efficaces pour changer de politique économique est lié à la connivence des gouvernements avec ces investisseurs. N’oublions pas que ce sont les gouvernements, l’Etat, nous, qui ont renfloué les banques, alors qu’elles ont ruiné des millions d’individus et d’entreprises. L’Etat a secouru les banques sans réelle contrepartie, sans pouvoir imposer une règlementation efficace des transactions financières. Ceux qui ont provoqué le chaos économique et financier sont toujours aux manettes, ils continuent à s’en mettre plein les poches, jusqu’à la prochaine crise, qui risque d’être pire ?
Alors qu’est ce qu’il se passe sur les « marchés » ? Au cours des 25 dernières années, l’organisation des marchés a fondamentalement changé. Une dizaine d’opérateurs et de banques font la loi en érigeant et imposant des règles qui deviennent la norme mondiale. Une poignée d’investisseurs se partagent le marché des matières premières et dictent leur loi en faisant monter ou descendre les cours en fonction de leurs gains.
Y a-t-il toujours un pilote sur les marchés ? Eh bien non, l’incertitude règne, car près de 70% du volume des transactions financières sont effectuées pas des ordinateurs ! Cela s’appelle le High Frequency Trading, le HFT pour les initiés. Ces transactions sont passées en millionièmes de secondes, ce qu’un être humain ne peut absolument pas faire et encore moins contrôler. Et quelques 20 milliards d’ordres sont passés quotidiennement à Wall Street !
Des ordinateurs ont été programmés selon des schémas mathématiques, des formules logarithmiques que la plupart des individus ne comprennent pas. Ces formules ont été concoctées par des mathématiciens qui sont à la botte d’une minorité d’hommes/femmes qui dominent la bourse et le système économique mondial. A l’origine, il y a l’idée magique du « laisser faire », que l’économie fonctionne selon un schéma lisse, régulier et que les turbulences, les risques finiront bien par rentrer dans l’ordre, par se régulariser tout seuls. L’inspirateur le plus connu de l’économie néo-libérale appliquée par les Nixon, Reagan, Bush, Thatcher et… Sarkozy (freiné actuellement dans ses réformes par la crise financière) est Milton Friedmann, l’animateur de l’école des « Chicago boys », une théorie économique ultra-libérale qui a été appliquée au forceps en Amérique latine dans les années 1970 et 80.
Les idéologues Friedman et Hayek ont été de fervents propagandistes de l’économie néolibérale. Tous deux prônent une lutte acharnée contre l’Etat, contre les services publics, contre les syndicats, contre l’assurance-chômage, contre le salaire minimum, contre le contrôle des prix et des loyers, contre la retraite par répartition et, bien sûr, contre le contrôle des capitaux. Cette doctrine économique largement dominante en Europe et aux Etats-Unis et qui a essaimé partout dans le monde, nous a menés tout droit à la catastrophe économique et financière dans laquelle nous sommes plongés. Cette doctrine est reine au FMI, à la Banque mondiale, à la FAO, à l’OCDE et dans la plupart des pays capitalistes. Elle a été imposée par tous les organismes bancaires et financiers accordant des prêts et des crédits aux pays pauvres. Le résultat est une immense paupérisation due aux monocultures (imposées au détriment des cultures locales et de la biodiversité), à la mainmise des grands groupes industriels internationaux sur les matières premières, les ressources énergétiques et minières des pays en développement. Ils s’attaquent actuellement à l’agriculture en s’appropriant des terres (en Afrique notamment) et en imposant partout dans le monde l’asservissement de l’agriculture à l’industrie et en particulier aux cultures OGM. Le néo-libéralisme économique est non seulement le pillage organisé du Tiers monde par une minorité de profiteurs mais aussi la destruction programmée des services publics (éducation, santé, justice, culture, police) dans les pays développés.
Ces profiteurs verrouillent l’économie mondiale car ils sont aux postes clés de l’industrie et grâce à leur fric et à leur pouvoir font élire des hommes et des femmes qui mettent en place toutes les garanties pour que le système perdure. Et lorsque leur cupidité fait plonger la bourse entraînant des millions de faillites, leurs amis politiques les renflouent en faisant payer les pauvres ! (ex de Cleveland aux Etats-Unis).
Dans son livre « La stratégie du choc », Naomi Klein démontre avec une grande clarté comment ce système profite des crises et des désastres (au Sri Lanka après le Tsunami et à la Nouvelle Orléans après Katrina, par ex), au besoin il les crée (comme au Chili et en Irak) pour imposer la loi du marché et la barbarie de la spéculation. On profite de l’état de choc dans lequel est plongée une population pour vendre l’Etat et les services publics à des intérêts privés (2).
Prenons l’exemple du Chili : après le coup d’Etat militaire contre Allende, coup d’Etat financé et organisé en grande partie par la CIA, les économistes chiliens formés à l’Ecole de Chicago se sont empressés de détruire tout ce qui représentait la démocratie au Chili et à instaurer un système capitaliste néo-libéral : privatisation, déréglementation, réduction drastique des dépenses sociales. Ce modèle a été imposé dans la plus extrême violence : tout opposant au régime était arrêté et systématiquement torturé. Des dizaines de milliers de Chilien(ne)s ont été assassinés.
Nous n’en sommes heureusement pas là en Europe mais la crise économique et la montée du chômage peuvent créer des situations propices à la propagation des idées nauséabondes d’exclusion et de stigmatisation de populations (comme cet été la campagne contre les Roms et les immigrés mais aussi les discours haineux contre les fonctionnaires…pour mieux faire passer les privatisations).
(1) Pierre Bourdieu. « Cette utopie en voie de réalisation, d’une exploitation sans limite : l’essence du néo-libéralisme », mars 1998.
(2) Naomi Klein. « La stratégie du choc, la montée du capitalisme du désastre ».
Josée Hélène Couvelaere - 3 septembre 2010