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Ce matin là, en ouvrant mes volets, je me suis attardée sur les graffitis qui venaient d’apparaître en face de ma chambre. Les “graffeurs” de la nuit avaient dessiné une fresque beaucoup plus agréable à regarder que le panneau publicitaire criard planté au coin de la rue. Qui sont donc ces “vandales” qui taguent et disparaissent dans l'anonymat de la ville ? Anonymes ? En fait non, les tagueurs signent leurs œuvres : La plupart des graffitis ne sont même que des signatures. Le nom ou plutôt le pseudonyme du tagueur est parfois suivi du chiffre 1 (pour dire je suis le premier) ou du nom de son “crew” (son groupe ; le vocabulaire des tagueurs est truffé de mots codés d’origine américaine). On graffe seul ou en groupe, sur n'importe quel support trouvé dans la rue, dans le métro, sur des trains, des voitures, des devantures de magasins etc.
Pour en savoir plus, j'ai rencontré Michael, JLD, Martin et Marmotte, des tagueurs qui se référent au mouvement hip hop, né aux États-Unis dans les années soixante-dix et qui s'est développé en France dès les années 80. Culture de la rue, le hip hop est un mode d'expression qui inclut le rap, la danse au sol, le “DJing” et le graffiti. Celui-ci est devenu un véritable phénomène de société par son ampleur et son influence sur le monde artistique, publicitaire et commercial. Des magasins se sont spécialisés dans la vente d’articles pour tagueurs. Il existe un réseau parallèle, des associations et des festivals (musique, cinéma, peinture, graphisme) où les graffeurs se retrouvent et exposent.
Le tag, c'est l'art du pauvre, un chemin de traverse
“On commence à taguer vers 12 ans”, me dit Martin. “On baigne dans le graffiti dès notre enfance”, enchaîne Michael. Pour certains, ça passe comme les boutons à l'adolescence, pour d'autres, le graffiti leur fait explorer le monde. Michael raconte : “Derrière un tag il y a souvent un jeune en détresse, c’est un cri. Le tag c'est l'art du pauvre, un chemin de traverse, sauvage, vandale.” “Mais c'est aussi un cri de joie”, s’exclame Marmotte, “taguer est excitant, ç’est une sensation forte, violente, une décharge d’adrénaline qui procure du plaisir”. Michael ajoute : “Tu es content car tu as mis ton nom partout, tu annonces ton existence au monde entier. En même temps, tu sais bien qu'il y a des gens furieux parce que tu as “sali” leur façade.” Il rit, en me confiant : “C'est quand même mieux que de se servir d'un cutter ! Dans la rue, on vit tous ensemble, toutes cultures confondues et on rêve d'être acceptés comme on est, différents.” Les murs sont d'immenses livres offrant des pages vierges et gratuites que chacun s'approprie. “Le tagueur est un crieur public !” Il y a deux sortes de tagueurs, précise Martin : “Le vandale et le graffeur. Le “lettrage” du vandale est simple, minimaliste, en une ou deux couleurs, le chrome est sa couleur fétiche”. Il “crache” son nom sur les murs, sa haine ou son amour, c'est selon, c'est comme la vie avec ses joies et ses violences. Il écrit rapidement pour ne pas se faire prendre, à “l'arrache.”
Éclairer Les Murs en 3 D
Les meilleurs et les plus persévérants acquièrent une maîtrise du dessin et du graphisme. Ils font des fresques monumentales, à thème, qui allient le lettrage et le fond, de préférence dans des terrains vagues ou des surfaces privées. En se revendiquant comme mouvement artistique, les graffeurs s'affichent, s'apostrophent, se défient. C'est à qui fera la plus belle fresque ou à qui prendra le plus de risque (en dessinant dans un endroit interdit ou d'accès dangereux). L’objectif est de se montrer, de se faire connaître. “C’est comme dans le sport, il y a un esprit de compétition, d’émulation, chacun veut faire mieux que l’autre”, dit Marmotte. La construction d’une grande fresque en 3D, par exemple, peut durer des semaines. “Les chantiers de La Bélière, du lycée boulevard Raspail ou des zac Montsouris et Didot ont été des paradis pour les tagueurs du quartier”, remarque Martin. Les enceintes et les matériaux entreposés offrent d'excellents supports. “On escalade la palissade et, là, on est à l'abri des regards, on peut graffer pendant des heures sans être dérangé. En plus, il est rare que des plaintes soient déposées. Sur un terrain vague, ça ne dérange personne et c'est éphémère.” Le métro est un lieu très prisé continue Martin : “Les tunnels sont une véritable galerie où le graffeur va répéter son nom à l'infini, mais il est très risqué d'y pénétrer.” Les tunnels et les couloirs diffusent les “news” : “On voit qui a tagué, on y déchiffre des messages, l'info circule et alimente les papotages sur les “célébrités” comme Trane “qui a retourné Paris”, Zeus “qui dessine les ombres”, Smat le “vandale” ou sur les “anciens” comme Mode 2, O’Clock, Mao….” Marmotte me parle “des filles qui se sont fait un nom dans cet univers macho” : Fafi, Miss Van, Miss Tic, parmi les plus connues. Martin déplore que le mouvement ait été récupéré, que les graffeurs ne soient plus aussi revendicatifs et dénonciateurs d'injustice qu’au début. “Le graffiti s'est embourgeoisé, il faut de la thune pour acheter le matériel. Une bombe de peinture coûte cher, et pour faire une fresque, il en faut beaucoup ! ” Des magasins spécialisés vendent toute la panoplie du tagueur : marqueurs, bombes, encre, revues, vidéos, masques, vêtements, et même une tenue “camouflée” style militaire ! Il enchaîne sur la mode “street wear”: beaucoup de jeunes s’habillent de sweaters ou autres accessoires décorés de graffitis.
“Amour” a fait le tour du monde
JLD, l'auteur de ce tag, est devenu célèbre. Ce message, qui a le mérite d'être clair, s’est répandu après l'attentat du 11 septembre 2001. “Je taguais aussi des mots comme persévérance, confiance, prudence et je dessinais des fleurs de lotus. Depuis 2001, j'inonde le pavé et les trottoirs du mot “Amour”. En fait, ce n'est pas vraiment un tag, on graffe à la verticale, moi, c'est à l'horizontale !” “J’écris par terre, sans être vu, car le message est plus fort s'il est découvert lorsque l’on marche dessus.” “Regardez” me dit-il “je m’offre à la rue”. Il met aussitôt un genou à terre et déclame : “Je m'agenouille pour écrire Amour, c'est un acte de soumission”. JLD est étonné de l'impact de ce mot. “ Des gens me demandent un autographe, d’autres prétendent que je leur ai sauvé la vie ! ” Des films et des reportages ont permis à “Amour” de faire le tour du monde. D'ailleurs, il est imité, il y a une “contrefaçon”. Mais JLD s'en moque : “J'ai des apprentis qui taguent pour moi, ils contribuent à mettre de la lumière sur les trottoirs.” Il ajoute, mystique : “J'aide les êtres humains à trouver leur voie dans l'univers, je suis un saint civil, j’aime donner.” JLD est aussi peintre et poète. Il anime des séances de slam* à l'Entrepôt : “La plus belle scène de Paris”, me confie-t-il avec plaisir. “Avec le slam, on entend les bruits de la rue, les politiques devraient écouter !”
Une fresque sur le droit de vote des étrangers
Michael demande: “Pourquoi est-ce qu'on ne nous laisse pas des murs, des lieux où l'on pourrait s'exprimer librement ? On paye bien des architectes pour faire de grosses saloperies sur des murs pourris qui se dégradent vite à cause de la médiocrité des matériaux utilisés !” Pour lui, les graffitis dégradent moins l'environnement que les pubs. “Pourtant, les publicitaires ne prennent pas d'amendes, même lorsqu’ils installent leurs panneaux sans autorisation ! Ils sont grassement payés et utilisent de plus en plus le graffiti comme support. C’est injuste !” Par exemple, une des dernières pubs de Nike a été conçue par des graffiteurs et le logo des TGV s’en inspire (alors que la SNCF réclame des millions d’euros de dédommagement aux tagueurs). Michael enchaîne : “On fait partie du plus grand courant de peinture de tous les temps : on peint des surfaces de plus de 700 m2, en travaillant des thèmes, des couleurs, des compositions, comme Michel Ange dans les églises !” Il s'enorgueillit d'avoir fait une fresque sur le droit de vote des étrangers. Grâce à son talent, il anime des ateliers d'expression graphique dans des centres culturels de la banlieue parisienne et vient d'ouvrir une boutique de vêtements avec Mamadou, son pote musicien. Le bail du local a pu être payé grâce à leurs prestations dans la peinture et le rap. Il s'insurge : “Pour les graffeurs issus de milieux modestes, trouver une banque qui accorde un prêt relève du parcours du combattant ! ” “Pourquoi ne pas embaucher les graffeurs” s'étonne Marmotte, “Les lieux tagués coûtent moins cher à la collectivité que le nettoyage car ces peintures durent plusieurs années”. Michael ajoute: “On ne demande rien d'autre que de vivre dignement, on devrait nous payer pour décorer tous les endroits sinistres ! ”
(*) Slam : poésie/ art oratoire qui permet à chacun d'improviser en prenant la parole. (1) Anne dans la revue “Graffiti” no 12